Olivier Salomon
Managing Director AlixPartners
Retail & Consumer Products
“ Il faut avoir deux coups d'avance
et raisonner comme si demain,
on pouvait tout perdre ”
Olivier Salomon est managing director au bureau France du cabinet international de conseil AlixPartners où il dirige la verticale Retail et Produits de Consommation. La semaine durant, il écoute, observe et conseille les patrons des plus grandes enseignes et marques françaises. Le week-end, il passe des commandes test et visite les boutiques de ses clients pour se confronter au réel de ce que vit le consommateur devenu “Me-Centric ”.
Son point de vue unique sur l’impact d’une culture de l’innovation permanente, sur la contribution financière du magasin en 2022 ou encore la schizophrénie dans laquelle se trouvent les dirigeants bien malgré eux, est exposé dans cette conversation riche d’anecdotes et de conseils pragmatiques.
CE QUE VOUS ALLEZ DÉCOUVRIR
Les sujets dont on parle ce semestre dans les boardroom des grandes enseignes Le plus grand challenge auquel font face les dirigeants dans le contexte actuel Pourquoi la disruption doit-elle se vivre à tout instant ? Les stratégies de transformation pour rester en piste dans cette révolution du consommateur Me -Centric La Omni Economic Value (OEV), seule mesure capable de voir le tout, on & off Qu’est-ce qu’un magasin performant en 2022 ? En quoi le luxe a beaucoup à gagner de la seconde main ? et tant d’autres choses encore…
DE QUOI PARLE-T-ON DANS LES BOARDROOMS DES GRANDES ENSEIGNES ?
Laurence Faguer : Vous accompagnez de grands dirigeants. De quoi vous parlent-ils en ce moment ?
Olivier Salomon : L’inflation, bien-sûr, est l'enjeu du moment. D’autant qu’elle n’est pas juste un sujet Achat, elle a des conséquences très variées. Les entreprises actuelles n’y sont pas préparées. Elles sont organisées pour planifier leurs besoins en ressources financières et atteindre leur chiffre d'affaires dans des environnements qui sont peu inflationnistes.
L’environnement est le deuxième grand sujet. Nous sommes de plus en plus consultés sur la manière de rapatrier la fabrication actuellement en Asie, vers l’Europe ou le Maghreb.
Cette re-localisation est-elle réaliste ?
Les entreprises sont poussées à le faire, d’abord pour être moins dépendantes des usines asiatiques, notamment en Chine, et réduire ainsi les risques à l'égard de fournisseurs qui sont lointains. A cela s'ajoutent les risques géopolitiques. Enfin, il y a la volonté de raccourcir les cycles et les délais pour avoir une empreinte c arbone moindre. C'est intéressant : nous avons mis quinze ans pour organiser toute la production en Asie puisque la main d'œuvre était moins élevée, maintenant nous allons probablement prendre 10 à 15 ans pour rapatrier une partie de cette production.
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Nous sommes de plus en plus consultés sur la manière de rapatrier la fabrication actuellement en Asie, vers l’Europe ou le Maghreb . »
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“ Le challenge des dirigeants est la pression forte
du résultat immédiat ”
Quel est, de votre point de vue, le plus grand challenge auquel font face les dirigeants dans le contexte actuel ?
Olivier Salomon : La pression forte du résultat immédiat. Il leur faut à la fois imaginer le moyen long, avec entre autres des enjeux environnementaux et technologiques, et il leur faut aussi s'intéresser aux résultats des trois mois qui viennent. C'est ce que j'appelle la schizophrénie des dirigeants. Un de mes interlocuteurs, qui dirige le eCommerce d’une grande enseigne, m’a dit récemment : “ Mon équipe et moi-même venons de présenter notre plan stratégique mais nous savons qu’il y a des projets qui ne vont pas passer parce qu’ils amèneront des résultats que dans deux ans ”.
Que préconisez-vous dans un tel cas ?
De présenter les choses en échelonnant les horizons : “ Ceci est pour dans deux ans. Mais voilà comment nous allons gérer tout de suite les trois mois à venir “.
ALIXPARTNERS: WHEN IT REALLY MATTERS
Dans quelles circonstances une entreprise vous approche-t-elle ?
Olivier Salomon : Il est rare qu'on nous appelle en nous demandant de les aider à « disrupter » ! En général, le sujet est plus précis. L’entreprise rencontre une difficulté où ne parvient pas à passer un obstacle.
Quelle est alors votre méthode ?
Nous faisons un métier où il faut beaucoup écouter et observer. Une entreprise est une matière vivante. Nous devons identifier les points de blocage, un peu lorsqu’une personne ressent une douleur à un certain endroit, mais en réalité le point bloquant est ailleurs.
La première chose à faire est de comprendre la question qui est posée. Car parfois plusieurs personnes s'expriment sur la situation présente, et délivrent chacune un message différent.
Ensuite, la difficulté n’est pas tant dans la solution, car souvent les dirigeants la voient dans les grandes lignes, mais dans la mise en mouvement : expliquer comment on va y arriver.
La réussite est souvent la combinaison de trois choses : une solution technique - l’entreprise n'arrive pas à faire telle chose, nous trouvons une solution ; de la psychologie - nous montrons à l’entreprise qu’il est possible de changer une pratique, que nous allons y arriver ; et une phase de validation pour s’assurer que la nouvelle approche n’aura pas d'effet négatif sur la qualité, sur les prix, le chiffre d’affaires, etc.
Y-a-t-il des “ grands classiques “, des situations que vous rencontrez régulièrement chez vos clients ?
Les entreprises ont encore tendance à fonctionner en silos, donc il y a souvent des optimisations qui sont faites localement au sein d'une fonction, mais l'ensemble n'est pas forcément optimisé. Par exemple, la direction Achats a fait une amélioration mais elle n’a pas vu que celle-ci avait une incidence pour les magasins.
Notre travail chez AlixPartners est d'identifier ceci : à l'intersection de deux fonctions, même sur des environnements très complexes, quelles sont les optimisations possibles ? Cela suppose de comprendre le fonctionnement dans le détail, puis de prendre de la hauteur pour voir l’ensemble et dire " attention, oui très localement il se passe des choses qui paraissent bien mais qui sont sous optimales pour l'ensemble ” . Il nous fait aider les équipes de nos clients à surmonter ces blocages, qui peuvent être d’ordre psychologique et technique.
DISRUPTION, UN ÉTAT D’ESPRIT PERMANENT
Et la disruption ? Même si la question ne vous est pas posée aussi clairement, j’imagine que vous amenez vos clients parfois sur ce terrain. Dans la grande étude qu’AlixPartners consacre aux quatre forces majeures qui vont transformer l'économie mondiale, l
’ AlixPartners Disruption Index 2022 , l’une des préconisations des auteurs est de “ se disrupter ” soi-même avant qu’un autre ne le fasse à notre place. Concrètement, comment procéder ? Olivier Salomon : Le blocage dans la disruption est de l’ordre du : « C'est tellement fou que cela ne va pas marcher », ou « on ne va y arriver », ou « personne ne va nous acheter ce produit où ce service-là », ou encore « nos concurrents ne vont pas le faire, donc cela ne sert à rien ».
il y a deux attitudes possibles. Avant de lancer une innovation, des entreprises vont vouloir planifier, cadrer, évaluer, et dire “ Je lance une fois que je suis vraiment prêt “ ce qu’on ne fait finalement jamais, où trop tard.
À l'opposé du spectre, il y a des entreprises qui vont vouloir tester beaucoup de choses. Avec le risque d’ engloutir au final, test après test, beaucoup d'argent..
Lorsque nous avons des dossiers de cette nature, nous essayons de tester des choses rapidement et d’arbitrer vite. Or il n’est jamais facile d'arrêter un projet, de plus il n’est pas évident de trouver les bons indicateurs pour déterminer si le projet a du potentiel ou pas.
Souvent le problème réside dans les indicateurs utilisés par les entreprises, qui sont des indicateurs strictement financiers, avec pour seule question : “ Est ce rentable ? ” On ne peut pas tester quelque chose et vouloir d’emblée que ce soit rentable.
Je ne dis pas qu'il faille poursuivre indéfiniment des choses qui ne sont pas rentables, mais parfois, lors d’un test, la rentabilité n'est pas le meilleur indicateur immédiat, parce qu' il y a des d'activités pour lesquelles il y a des effets d'échelle. On arrive souvent à s’affranchir des difficultés opérationnelles en trouvant une solution plus efficace, dès lors que nous ne sommes que sur un million de clients par rapport à 10 000 clients. Et la technologie évolue rapidement : des choses qui aujourd'hui paraissent peu efficaces peuvent l’être beaucoup plus dans deux ans.
Sur cette notion de disruption, je trouve que la meilleure attitude possible, c'est de se dire : “ Je suis une marque de vêtements. Que se passe-t-il si demain un acteur est capable de proposer la majorité des articles que je vends, sur mesure ”. C’est ainsi qu'il faut raisonner parce que de ce fait, on y arrive. La technologie évolue tellement vite qu'il y a des choses qui aujourd'hui ne nous paraissent pas possibles, qui le seront assez vite.
La crise sanitaire a été une bonne illustration de cela
En effet, des entreprises qui avaient leurs magasins fermés ont dû s’organiser pour proposer des choses qu’elles auraient pu proposer plus tôt. Il y avait une demande très forte donc cela les a obligé à bouger. Mais il n’est pas nécessaire d’attendre une crise sanitaire pour disrupter. Il suffit qu’il y ait des personnes en interne ou des agents externes comme des consultants, qui disent : “ allez, on va essayer, on va regarder” .
Ne devrait-on pas toujours ĂŞtre en alerte ?
Malheureusement, les dirigeants s ont tellement pris par le court terme, qu’il leur est difficile de se projeter à moyen terme. Vous connaissez le moteur de la réussite d’Andy Grove, le cofondateur d’Intel et l’auteur du livre “ Seuls les paranoïaques survivent ” ? La peur. Il faut avoir deux coups d'avance et raisonner comme si demain, on pouvait tout perdre. Car de fait, des personnes vont venir sur notre marché, elles vont créer des ruptures, amener de l'innovation, et l’on doit anticiper ces situations.
Olivier Salomon : Joel fait le constat que si historiquement, les marques et les distributeurs avaient la main - ils pouvaient contrôler la communication, l'offre et la cible - ce n’est plus le cas.
Aujourd'hui, il y existe quasiment autant de segments de clients que de consommateurs. Et ces consommateurs contrôlent désormais les narratives et font des choix d'achat sur la base d'informations provenant de sources qui transcendent et bouleversent le marketing traditionnel.
C'est ce que Joël appelle le Me tail. Ce n'est pas grave en soi, il faut juste l'intégrer. Pour réussir, il faut désormais développer un tout nouveau type de relation avec vos clients. Et ce n’est que le début de l'histoire.
Comment s’y prendre ?
Il n'y a pas forcément une solution unique. En revanche, il y a un certain nombre de ce que Joël appelle ingrédients dans la recette d’une marque et qu'il appelle les "6 C" : Coût, Commodité, Expertise de la catégorie, Personnalisation, Curation, Communauté.
En fonction de qui vous êtes et de votre stratégie, vous allez mettre un peu plus ou un peu moins d’un des ingrédients. Encore une fois, ceci n'est pas forcément très surprenant mais ce qui est intéressant est cette prise de conscience.
Il est illusoire de dire que mes produits sont ceci ou cela, car de fait, si certains clients ou consommateurs ont un point de vue, ils vont le donner et le partager. Et ceci peut aller vite et se diffuser rapidement. La marque ne pourra pas contrĂ´ler.
Est-ce un sujet dont vous discutez avec vos clients ?
Absolument. Récemment, nous avons invité des acteurs de la distribution, du luxe, et de la livraison du dernier kilomètre et nous avons eu un débat très intéressant sur “ jusqu'où aller pour donner raison au client ? ”.
Parmi nos invités figurait le dirigeant France d’une grande enseigne, connu pour porter une attention très importante aux clients. Par exemple, il communique publiquement son adresse email - et il demande à ses directeurs de magasins d’en faire autant - afin que les clients puissent s'adresser à lui directement. Et il répond à chaque message.
“ Je dis toujours oui au client ” nous a-t-il dit, en reconnaissant toutefois qu’il existe des situations où on ne peut pas tout accepter. C'était très intéressant et cela faisait écho aux propos initiaux de Joël de dire qu' effectivement, cette relation avec le consommateur a évolué et a changé.
"Nous avons tous des croyances sur ce que
souhaitent les clients" .
Cela s’appelle “ la voix du consommateur ” et ce n’est pas très nouveau ?
C’est simple à énoncer, plus difficile à réaliser. Nous avons tous des croyances sur ce que souhaitent les clients. Et parfois, les solutions ou les services que nous proposons sont liés à ces croyances d'une part, mais aussi aux contraintes opérationnelles. Les deux combinés font que souvent, les distributeurs ont tendance à proposer des choses ou des services qui dépendent des croyances que l’on a sur les consommateurs, et des contraintes opérationnelles qu'on pense avoir.
Avez-vous des exemples de ces biais de pensées, que nous avons tous et qui nous amènent à ne pas voir que notre consommateur a évolué ?
Il y a 4 ans, une enseigne premium de commerce alimentaire nous a demandé de travailler sur les sujets d’efficacité opérationnelle, dont celle des commandes e-commerce alimentaires préparées en magasin et livrées à domicile.Nous nous sommes rendus compte que, pour des questions de contraintes opérationnelles - disponibilité des effectifs sur tels créneaux horaires, etc… - il y avait des règles qui permettaient à l’équipe interne de fermer des fenêtres de livraison. Et dans 90 % des cas, les clients tombaient sur ces créneaux fermés ! La direction générale ne rentrait bien naturellement pas à ce niveau de détail.Nous leur avons proposé de faire un test dans trois magasins pendant 15 jours, en faisant venir du personnel intérimaire, et de voir ce qui se passe.Sans aucune publicité, les commandes pour le jour même ont explosé, représentant tout à coup 70 % du total des commandes. Et ce n’était pas tant une question de rapidité à être livré le produit que de disponibilité personnelle : le client savait qu’il était chez lui ce soir-là à partir de 19h. Autre cas, un de mes clients ne cessait de nous dire qu’il n’y avait pas de demande pour la livraison à domicile, or les frais de livraison étaient tellement élevés que cela dissuaderait les clients !Trop souvent, on se dit que l’on va mettre en place une chose novatrice, mais comme c’est complexe à faire, alors on crée des processus, qui amènent à créer des règles, qui elles-mêmes sont tellement limitatives que l’on croit que l’on n’a pas de demande.
Poursuivons la conversation avec Olivier Salomon lundi prochain (5/09) pour découvrir ;
Qu’est-ce qu'un magasin performant en 2022 ? L'impact de la Metail Economy dans l’alimentaire et le luxe La formule préconisée par AlixPartners à ses clients pour mesurer la vraie valeur économique d’un magasin physique à l’ère du digital-first.
Mon métier de Chief Retail Strategist indépendante est d'identifier aux U.S. des innovations Retail Tech pour aider des groupes français à les transposer avec succès.
Parlons-en !