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Août 2024
PATRICK MONTEL
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   « J’ai perdu l’unique ami que j’ai jamais eu le 15 mars 1982 sur l’A4, d’un accident de voiture. À sa disparition, sa veuve m’a offert trois choses. Une fiche Bristol sur laquelle elle avait écrit ‘tu as été son seul véritable ami’, un sweat-shirt délavé ‘Ohio University’ qu’il mettait quand on jouait au foot et L’ennemi intérieur, un manuscrit de 148 pages. Cet ami, c’était Dominique Duvauchelle. Journaliste et écrivain, il n’avait pas eu le temps de le confier à un éditeur. Ce document est unique.
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   Au gré des déménagements, j’ai perdu beaucoup de choses, mais pas ce texte. J’ai évidemment plusieurs fois tenté de le lire. En vain.
 
 
« Je ne comprenais rien à l'histoire, rien aux personnages. Invariablement, après 5 pages, j'abandonnais. »
 
  Des années plus tard, je suis retombé sur un roman que j’avais trouvé dans un hôtel. Ou plutôt, qui m’avait trouvé dans un hôtel. C’était La course au mouton sauvage d’Haruki Murakami. Il trainait dans un couloir, comme s’il m’attendait. J’ai compris grâce à lui que les livres étaient des êtres vivants, qui ne se donnent que lorsqu’ils en ont vraiment envie.
   Dans le livre de Murakami, le narrateur est à la recherche d’un mouton et de son amie disparue. Et moi, j’étais à la recherche de Dominique. C’est après avoir relu Murakami que j’ai pu reprendre la lecture du manuscrit, qui dormait dans un tiroir.
 
Comme par magie, le texte de Dominique s’est soudain offert à moi. Les pages sont devenues profondes, lumineuses. J’étais enfin au rendez-vous de ce livre. 42 ans s’étaient écoulés.
   L’ennemi intérieur raconte l’expérience malheureuse d’un appelé du contingent qui se confronte aux aberrations de l’armée, avant d’en devenir un farouche opposant.
 
   Mais ce qui m’a intéressé, au-delà de l’histoire, c’est la texture des personnages, dans lesquels je me suis parfois reconnu. Il y a notamment ce garçon veule, soumis à l’institution militaire, qui sert la Nation sans se soucier du mal qu’il fait aux autres. Je me voyais en lui sans avoir la possibilité de demander à Dominique si je l’avais inspiré. J’étais effrayé de voir les actes de ce garçon coller aux miens. Ce constat m’a forcé à l’introspection.
 
   Ce livre m’a montré que la vérité n’est pas unique. Les bons et les méchants n’existent pas : nous vivons tous avec nos failles.
 
« L'une de mes vérités, à moi, c'est que j'étais amoureux de Dominique. »
 
   C'était de l'amour au sens éthéré du terme. J'aimais Dominique comme on aime ceux dont la perte nous renvoie à notre solitude. Notre éducation, peut-être, érigeait un mur platonique entre nous. À sa disparition, il venait de devenir père de famille. C’était le statu quo. Je me suis posé beaucoup de questions. Avais-je fantasmé notre lien ? Étais-je un homosexuel refoulé ?
   À l’époque, je n’ai pas compris pourquoi la veuve de Dominique m’avait confié ce document. Mais j’y vois plus clair, maintenant. Prendre de l’âge permet décidément de mieux cerner les gens. À la mort de son mari, elle avait 28 ans. Les jours d’après, je portais un anorak noir qui me faisait ressembler à un corbeau hirsute. Elle se drapait de robes rouges, éclatantes. Elle avait décidé, à mon inverse, de ne pas porter ce fardeau toute sa vie. Ce manuscrit l’aurait hantée, comme il m’a hanté moi.
 
   Lorsque Dominique est mort, j’ai eu le réflexe enfantin de me dire qu’il était encore là, tout près de l’hôpital, et que je pouvais lui proposer de ‘rester’ en partageant mon enveloppe. À cet instant, je me suis persuadé qu’il était entré en moi. Que nous étions deux dans le même corps ! Ça a été ma façon de lui survivre.
   Ce n’est donc pas un hasard si le titre de ce livre est ‘l’ennemi intérieur’. L'amour est si proche de la haine… Après 42 ans de cohabitation dans le même corps, cet homme qui était tout pour moi est-il toujours mon ami ? Aime-t-il celui que je suis devenu ? M’habite-t-il encore aujourd’hui ? Prépare-t-il son départ ?
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Dominique Duvauchelle en 1981.
   Aujourd’hui, j’ai 71 ans. Mais peut-être aussi 29, l’âge que j’avais quand il nous a quittés. Cette rencontre me donne d’ailleurs envie d’écrire à nouveau. Peut-être pour rédiger un complément à L’ennemi intérieur de Dominique ? Ce que je vais faire de son manuscrit pourrait alors précipiter le fait qu'il reste en moi… ou qu'il s'en aille. »
— Patrick Montel
 
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16 rue de la Pierre Levée
Paris, 75011, France